Points de fuite
Michèle Frank, Abbaye de Villers-Bettnach, 2016
Points de fuites – titre étrange pour une exposition me direz-vous. Surtout au pluriel. Point de fuite, point de convergence des lignes parallèles, en perspective. Point qui en réalité n’existe pas, ou qui n’existe que de manière subjective, point où l’œil s’égare et se fixe sur l’horizon. Plus qu’une portion de l’espace, un moment un point de repère, un point d’appui. Un point chaud, où se livrent tous les combats, où tout s’éclate dans l’émotion, un point mort où tout s’annihile dans le désarroi, la dérision – où toute évolution semble impossible. Point de saturation. Peut-être point de départ, point d’interrogation… point de fuite, jamais point d’arrivée. Tout au plus – point de chute. Mais aussi, point lumineux vers lequel l’imagination s’évade, quand le comportement de fuite sera le seul à permettre de demeurer normal par rapport à soi même, dans un monde où l’on ne se retrouve plus… L’énergie phénoménale de la nature me fascine depuis toujours. Toute petite déjà, les orages, les tempêtes, qui tout à coup se lèvent, bouleversent la sérénité apparente et l’ordre extraordinaire qui semblent régner dans l’univers me plongeaient dans une sorte d’euphorie. Je n’en mesurais évidemment pas les dangers à cette époque et ne me posais pas toutes les questions qui me tourmentent à l’heure qu’il est. Je ne faisais pas le parallèle entre la nature et la nature humaine. Tout juste mesurais-je cette énergie folle que traduisait l’éveil du printemps, dans un immense appel à la vie, après l’hiver où rien ne bouge, où tout semble s’enliser dans une sorte de mélancolie frileuse. Je ne mesurais pas la capacité de destruction qui hantent la nature, encore moins celle, plus morbide, de la nature humaine, quand les valeurs se désagrègent dans la futilité et la consommation à outrance.
Il est des moments où la nature ne supporte plus d’être maltraitée dans son règne merveilleusement prodigue, et elle gronde, se déchaîne, déverse sa colère sur les hommes. Il est des moments où les hommes, comme saturés d’eux-mêmes, ballottés entre leur pulsion de vie et de mort, n’en peuvent plus de tourner en rond, de subir la domination et de l’exercer, sans parvenir à satisfaire leur volonté de puissance, sans trouver de réponse au pourquoi de leur existence, de leur souffrance, de leur solitude. La violence contenue jaillit comme la lave d’un volcan pour échapper au vide et leur donner l’occasion de se mesurer. Ce qui apparaît dans les mouvements de société apparaît aussi dans le graphique individuel, me semble-t-il, de l’enfance à la vieillesse, mais aussi dans le cycle des saisons de la vie quotidienne.
Chacun de mes tableaux est un de ces points du graphique où je me perds et me retrouve, avant, pendant, après la tempête, que je tende vers la profondeur ou la futilité, qui en moi cohabitent, comme des marées.
Michèle Frank
Abbaye de Villers-Bettnach
11 juin 2016